mercredi 6 novembre 2013

Sans bruit # 2

Sur le thème de la semaine pour les Impromptus : écrire un texte contenant la phrase La vie est courte à mourir. En forme de suite à mon dernier texte pour les Impromptus : lisible ici

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La vie est courte à mourir. La vie est courte à mourir. La vie est courte à mourir…
Cette phrase martelait dans sa tête, comme un coup de marteau porté sur un mur. Si régulièrement qu’elle aurait pu le prendre pour le battement de son propre cœur. Pourquoi avoir prononcé cette phrase en dernier ressort, comme le jugement prononcé après l’énonciation d’un fait sans retour, au terme de l’audience qu’avait été sa vie ? Pourquoi juste avant son dernier souffle ? Cette phrase l’obsédait depuis deux jours qu’il avait expiré.

A la sortie de l’hôpital, elle était rentrée chez elle, s’était allongée et n’avait plus bougé. Les yeux grands ouverts, fixés sur la lézarde du plafond, elle écoutait son cerveau résonné de ses derniers mots : « La vie est courte à mourir, Marylène. La vie est courte à mourir … ». Comment avait-il pu dire une chose pareille, à 87 ans ? Certes, la mort vient toujours trop tôt mais 87 ans ce n’était pas rien.

Marylène n’avait pas rencontré Jean par hasard, ni par amour d’ailleurs. Leur union était le fruit d’un mariage de convenance décidé par leurs parents, une alliance entre deux seigneurs. Encore qu’elle aurait peut-être dû dire saigneurs quand on sait dans quelles conditions et pour quelles raisons… Mais le moment n’était pas venu d’y repenser. Il lui restait encore à comprendre en quoi la vie aurait pu être courte à mourir à son âge alors que son cœur avait juste cessé de battre, de fatigue, éreinté.

Ils avaient bien vécu malgré ce mariage arrangé. Jean ne lui avait jamais fait part d’une quelconque amertume, ni au début, ni à aucun moment de leur vie commune. Elle n’était pas amère non plus. Elle restait même persuadée que sans ce choix qu’elle n’avait pas fait, elle aurait fini sa vie toute seule, à crever comme un chien sans maître. Elle n’était pas jolie et ne l’avait jamais été. Elle n’était même pas de celles dont on dit qu’elles ont du charme. Son visage ingrat, un nez légèrement trop long, un menton en forme de cul, et trop petite, elle portait une bosse au dos née de trop de travail au champ dès son plus jeune âge. Elle n’était pas de celle que l’on regarde sauf pour constater de sa laideur. Alors qu’un homme comme lui s’intéresse à elle sans ce mariage décidé à leur place, c’était par avance peine perdue. Il était tellement tout son contraire ! Grand, brun ténébreux et pourtant rayonnant, un corps juste fait pour reposer toute la sainte journée au creux des mains d’une femme… Elle en frissonnait encore. Et pourtant, malgré ces différences énormes, ils s’étaient aimés, à la force du temps et des épreuves. Contre vents et marées et pour le meilleur et pour le pire, pour utiliser des expressions consacrées. Cinquante années étaient passées et du haut de ces soixante-dix printemps, cette jeune veuve n’aspirait plus, à son tour, qu’à cesser de respirer et appelait, pour cela, de ses vœux le plafond à s’écrouler.

Cela lui était cependant impossible. Impossible de penser à autre chose : La vie est courte à mourir, Marylène. N’avait-il pas eu assez de temps ? Qu’aurait-il aimé, souhaité, voulu faire ou avoir de plus ? Que lui avait-il manqué ? A moins que ce ne fut qui ?

Peut-être était-il temps pour elle de se lever. Le plafond restait fermé à toute discussion sur le sujet et la lézarde ne recelait aucune réponse. Pourtant, il fallait qu’elle comprenne. Alors, elle sortit de sa prostration : La vie est trop courte à mourir pour que je n’en fasse rien alors qu’elle m’habite encore.

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